Recherche n° 23 Philip Xavier Arul, Nouvelle évangélisation : Vie chrétienne des immigrés tamouls sri lankais en France. Continuité ou rupture ? Analyse sociologique, théologique et pastorale

Le phénomène migratoire est de nos jours l’un des grands défis qui ne concerne pas uniquement les États du point de vue de l’emploi et du maintien de l’ordre public mais aussi les immigrés qui subissent souvent une coupure totale par rapport à ce qu’ils ont vécu depuis leur enfance dans leur région ou leur pays d’origine. Cette « coupure » affecte la proximité avec leur famille, leurs amis, l’alimentation, l’histoire, le climat et aussi leur pratique religieuse, ce qui marque considérablement leur vie affective, spirituelle, psychologique et sociale. Au regard de la complexité croissante qui caractérise le monde contemporain, cette recherche se limite à l’étude des Tamouls sri-lankais qui se sont réfugiés en France du fait de la guerre civile au Sri Lanka entre 1983 et 2009. Elle analyse les caractéristiques de leur vie chrétienne dans le pays d’arrivée avec pour but de les accompagner, en ce nouveau contexte, dans la foi chrétienne.
Par l’outil scientifique de l’entretien non-directif, l’auteur a interviewé 18 personnes entre 30 et 60 ans, des deux sexes et de professions différentes, pour savoir comment elles vivaient leur foi dans leur pays d’origine et comment elles la vivent actuellement dans le pays d’accueil. Le résultat révèle que 7 n’ont rencontré aucun changement dans la continuité de leur foi (les « persévérants »). Mais, à la surprise de l’auteur, 11 ont éprouvé un grand bouleversement dans leur manière de vivre la foi chrétienne en France pour de multiples raisons (les « intermittents »). Cependant parmi ces 11, 4 ont redécouvert la pratique religieuse après avoir traversé des moments difficiles dans leur vie (les « recommençants »).
À propos de leur vie chrétienne au Sri Lanka, les interviewés évoquent très spontanément comme points forts les cinq éléments suivants: la foi communautaire, la fréquence dans la pratique religieuse, la dévotion à Notre Dame et les engagements dans divers mouvements. Cependant certains semblent avoir été conditionnés dans leur pratique par une attitude de crainte vis-à-vis de l’autorité et de respect de la tradition. Mais à leur arrivée en France, outre la langue, le climat, la maladie, l’absence de leur famille, le sécularisme ambiant dans la société française les a conduits dans une certaine mesure à interrompre leur pratique religieuse. La place prise par le travail l’emporte sur la foi pour la majorité des personnes interviewées, contrairement à ce qu’elles ont connu et vécu dans leur pays d’origine. Quelques interviewés regrettent l’absence d’aide pour soutenir leur foi chrétienne.
Il est évident que le contexte socio-culturel de leur pays d’origine n’est pas identique à celui de la France, où la foi est devenue une affaire plus individuelle que communautaire, et où l’expression dans l’espace public est devenue problématique. Dans un tel contexte défavorable, comment aider les immigrés, par le moyen de la catéchèse et des services pastoraux, à se structurer intérieurement pour qu’ils vivent pleinement leur union avec Jésus Christ ? L’analyse de la société contemporaine sous l’angle de la foi, réalisée par Denis VILLEPELET dans son ouvrage Les défis de la transmission dans un monde complexe, offre à la fois une meilleure intelligence des défis rencontrés et des ressources d’action dans la pratique catéchétique.
Selon ce théologien, la société occidentale connaîtrait aujourd’hui une situation historiquement nouvelle où elle ne croirait plus en l’Évangile, ni à la vie familiale, ni à la vie associative, ni aux institutions politiques. Tout est remis en question, l’individu voulant être sa propre référence, l’auteur de sa vie, jugeant de ce qui est le mieux pour lui. En même temps, cette attitude individualiste n’exclut ni l’authenticité, ni l’altérité, ni la transcendance. Dans ce contexte la catéchèse traditionnelle est devenue inapte à répondre aux requêtes de la nouvelle génération car il n’y a plus d’arrière-fond, de déjà-là sur lequel s’appuyer comme force de vie.
D. Villepelet propose trois paradigmes pour saisir la double polarité de la foi chrétienne, comme adhésion vitale à Dieu et assentiment de l’intelligence au mystère de la Révélation, telle que définie dans le Directoire général de la catéchèse. Empruntant cette structure de pensée aux sciences sociales, l’auteur considère que ces paradigmes peuvent servir d’outil pour comprendre les complexités du contexte actuel et la diversité des pratiques catéchétiques.
Selon D. Villepelet, le premier paradigme consiste à transmettre la fides quae dans laquelle la catéchèse communique aux individus les vérités de la foi, de façon frontale, magistrale, organique et pour laquelle on utilise la pédagogie de l’enseignement. L’auteur atteste que ce paradigme est pertinent pour un groupe « traditionnaire », pour ceux qui ont un fort enracinement dans leur vie chrétienne. Le deuxième paradigme concerne le passage de la fides quae à la fides qua dans laquelle le point de départ est l’expérience de l’homme pour accéder aux vérités de la foi. Ce deuxième paradigme met l’accent sur la pédagogie de l’apprentissage. Le pédagogue prend davantage en compte les intérêts et les soucis de l’apprenant que le contenu de la foi. Ce paradigme convient à une société moderne, où on a le sens de l’histoire, du cheminement, des vérités provisoires, et à des chrétiens qui veulent développer leur foi pour devenir des acteurs de leur propre existence.
Le troisième paradigme est fortement encouragé par le penseur français dans ce monde postmoderne qui manque d’une expérience de foi plus personnelle, plus intériorisée. Selon lui, ce modèle consiste à passer d’une fides qua naissante et interrogatrice à une fides qua plus assurée mais en devenir permanent, grâce à l’appui et par la médiation de la fides quae creditur. La catéchèse ne va plus de la doctrine enseignée à l’expérience, ou des expériences vécues à la Parole mais d’une adhésion fragile à une adhésion plus assurée en passant par les données de la foi dans un va-et-vient incessant. Pour ce dernier paradigme, l’auteur propose la pédagogie de l’initiation comme moyen de la catéchèse. Comme dans le monde des artisans, ce modèle permet d’effectuer l’intégration-incorporation directement dans la communauté chrétienne. Une catéchèse permanente et progressive assure un éveil de l’intériorité, en une dimension à la fois personnelle et communautaire de la foi chrétienne.
À l’analyse, il apparaît que la pratique religieuse de la majorité des immigrés interviewés se positionne plutôt dans le premier paradigme : ce modèle de transmission de la foi chrétienne convient à une société bien enracinée dans la foi comme le Sri Lanka, mais elle n’est pas suffisante dans une société de l’autoréférentialité où l’expérience de la subjectivité domine beaucoup au sein de l’acte de croire.
Dans le troisième et dernier temps, la recherche examine comment aider à approfondir la foi, non pas comme héritage tout fait, mais plutôt comme découverte de l’Évangile en tant que ressource pour vivre dans les situations concrètes. Prenant en compte un besoin commun aux trois modèles, persévérants, intermittents, recommençants, le mémoire consacre une grande place à la nécessité de l’intériorisation de la foi par la médiation de la Parole Dieu. En plus de garder quelques pratiques «classiques » comme les pèlerinages aux centres mariaux, elle propose aux persévérants et aux recommençants d’être « acteurs » de leur foi chrétienne et « disciples-missionnaires » de la nouvelle évangélisation dans leur pays d’accueil.

Pr François-Xavier Amherdt (Université de Fribourg)

Philippe Arul

juillet 16, 2018

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