Recherche n° 14 Frédéric-Marie Le Méhauté, les messagers du festin

Charles Péguy, dans De Jean Coste, écrivait :

il suffit qu’un seul homme soit tenu sciemment, ou, ce qui revient au même, sciemment laissé dans la misère pour que le pacte civique tout entier soit nul ; aussi longtemps qu’il y a un homme dehors, la porte qui lui est fermée au nez ferme une cité d’injustice et de haine (De Jean Coste, cité par J. BASTAIRE dans Péguy tel qu’on l’ignore, Gallimard, coll. Folio, Essais, 1993, p. 30). C’est là une prise de position extrêmement vigoureuse : elle affirme tout d’abord que la misère ne peut être imputée à ceux qui en sont les victimes mais relève de la responsabilité de la société tout entière – position qui n’est pas vraiment nouvelle : tous les socialistes la tiennent – ; mais il y a bien plus, car Péguy affirme à travers cette sentence que l’exclusion, ne serait-ce que d’une seule personne, démasque l’ensemble du pacte social comme étant vicié en ses fondements mêmes. Dès lors, la lutte contre ce qui marginalise certains passe non par un réaménagement partiel de l’organisation sociale et politique, elle appelle au contraire à une remise en cause de fond en comble. C’est là une perspective révolutionnaire, non au sens où elle prône des renversements brusques et violents, mais parce qu’elle cherche à remodeler les structures porteuses du lien social. Il fallait pour soutenir une telle vision, un certain sens de la démesure, que seule, peut-être, la mémoire d’une phrase telle que « un seul est mort pour tous » pouvait nourrir. La vie d’un être humain pèse plus que les intérêts de tous ; le fruit des interactions sociales ne relativise en rien le scandale de l’élimination d’un seul.

Frédéric-Marie Le Méhauté s’inscrit tout à fait dans cette ligne de réflexion et il la prolonge. Car il ne se contente pas de son versant négatif, celui d’une critique de l’organisation collective qui s’appuie sur la reconnaissance de la réalité de la misère. Il s’essaie à en déployer le versant positif : ne pourrait-on pas penser la genèse d’un peuple à partir de l’appel qu’adresse à tous le maintien hors jeu d’un seul ?

Ce qui guide l’auteur sur ce chemin risqué, c’est sans doute une conviction reçue chemin faisant avec des personnes profondément marquées par la misère : ces rencontres, si improbables à partir des logiques de rétribution ou de calcul, donnent accès aux lieux de genèse du lien social, elles font entendre un appel à naître les uns avec les autres bien plus puissant que tout ce qui résulte de nos arrangements et combinaisons.

Cette hypothèse est ici étayée à partir d’une triple entrée : en s’appuyant tout d’abord sur ce que disent de leurs découvertes des personnes du Quart-Monde et leur compagnons de route ; en commentant des textes bibliques (notamment la parabole du festin nuptial en Mt 22,1-14, avec sa finale déroutante, à propos de l’homme sans tenue de noce) et enfin en se référant à des penseurs du vivre ensemble.

Au passage, ce sont plusieurs grandes questions qui sont reprises, donnant lieu à quelques renversements spectaculaires : la notion de peuple n’est pensée ni à partir d’une identité ou d’un patrimoine, ni même comme visée d’un bien commun, mais dans la quête de ceux qui manquent à l’appel, plaçant ainsi la consistance de cette réalité sociale et politique entièrement du côté d’une dynamique de retrouvailles, et qui plus est, sous l’autorité de ces derniers. Le peuple trouve sa vraie consistance dans une itinérance et il se reçoit dans l’hospitalité que lui accordent ses exclus, seule capable de lui donner à la fois force et souplesse, tout à l’opposé des postures de défense ou d’auto-promotion.

De la même manière, le rapport entre éthique et eschatologie est bouleversé : ce qui advient tout à la fin n’est pas envisagé comme le résultat d’une pesée des actions ou comportements, mais c’est la réconciliation pressentie qui permet d’oser dès aujourd’hui ce qui paraissait impossible. C’est la réalisation de la promesse, déjà sensible, qui porte notre réponse et lui donne de pouvoir s’articuler.

Dès lors, la notion de jugement est elle aussi déplacée : elle cesse de faire peur comme un couperet puisqu’on peut la comprendre comme un appel, comme ce qui presse notre responsabilité, la convoque avec la force pleine de douceur que donne l’assurance des réalités déjà perçues. Le petit récit de l’homme qui n’a pas d’habit de noce est relu ainsi : non comme la condamnation d’une personne, mais comme une question posée à chacun, qui ose lui dire l’ampleur de ce qui lui est confié.

Enfin, je relève une troisième prise de position qui, elle aussi, bouscule bien des schémas. Le point de départ de la foi est situé non à partir de la question que l’homme est pour lui-même, mais là où il est question de salut ; c’est-à-dire, à partir de la prise de conscience de la fragilité des créatures dans leur affrontement à ce qui les isole, les défigure, les entraîne vers l’insignifiance. La foi est ainsi d’emblée campée comme une expérience collective, celle d’échapper ensemble à ce qui réduit l’humanité en miettes, celle d’une communion redonnée là où chacun était parti de son côté.

Bref, beaucoup de champs de travail assez passionnants sont ouverts et l’on peut souhaiter à Frédéric-Marie Le Méhauté de pouvoir poursuivre sa réflexion théologique, qui s’annonce d’une belle vigueur et d’une grande fécondité.

Étienne Grieu, s.j. (Centres Sèvres)

Frédéric-Marie Le Méhauté

juillet 3, 2017

Mots clés: , , ,